https://doi.org/10.5840/studphaen20212123
Frédéric Jacquet, Naissances, Bucarest: Zeta Books, 2020, 332p., ISBN: 978-606-697-108-9, 24 €.
La naissance pourrait, au premier abord, apparaître comme un objet philosophique secondaire, voire marginal. Notre naissance ne se donne en effet jamais à nous comme un objet ; elle est au contraire ce qui se dérobe toujours à une saisie englobante tout autant que de surplomb. Sa dimension signifiante paraît elle-même seulement embryonnaire puisqu’elle est foncièrement ce dont nous sommes dépossédés. Cette approche du phénomène de la naissance est en réalité réductrice et superficielle et manque la dimension dévoilante et existentielle de la naissance. Ce sont ces derniers aspects qui sont au coeur de l’oeuvre Naissances de Frédéric Jacquet. Le caractère novateur du travail de l’auteur tient donc tout autant à son objet qu’à sa démarche : si la naissance peut apparaître comme un phénomène périphérique, dépourvu de dimension dévoilante par sa factualité et sa contingence subies dans une passivité radicale, Frédéric Jacquet s’attache à mettre en évidence sa dimension fondatrice et son déploiement dans tous les aspects de l’existence. L’ouvrage s’organise en sept chapitres, précédés d’un avant-propos et d’une conclusion, chacun révélant l’enracinement natal de facettes de l’existence humaine : il en est ainsi de notre finitude, de notre corps, de notre besoin d’être consolé, de la nudité ou en encore du jeu.
Naissances s’inscrit dans le champ de la phénoménologie tout en initiant un geste radical au sein de ce courant philosophique. Poursuivant une trajectoire initiée dans Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne (Milan, Mimesis, 2014), et approfondie dans Métaphysique de la naissance (Louvain-la-Neuve, Peeters, 2018), c’est dans Naissances que Frédéric Jacquet en systématise les implications existentielles. L’oeuvre de Frédéric Jacquet propose un geste philosophique déterminant et inédit : en ressaisissant l’ouverture au monde et aux choses par l’événement natal, ce sont toutes les tonalités singulières de l’existence et de la condition humaines qui sont ressaisies à partir de la naissance. L’ambition de l’oeuvre se donne dès son avant-propos : il s’agit de rendre compte de l’enracinement même de la philosophie dans cet événement originaire. La radicalité de ce geste appelle ainsi une refonte philosophique majeure : « La philosophie se constitue comme philosophie de la naissance. » (p. 7).
La naissance est approchée comme un phénomène total dont des dimensions ne peuvent être négligées pour l’aborder dans sa spécificité. La réflexion de l’auteur se nourrit ainsi d’une grande variété de travaux et puise tout autant dans des sources physiologiques que dans celle de l’anthropologie ou encore de la psychologie pour en saisir la dynamique. La naissance n’est donc pas seulement abordée par l’auteur dans une position purement intellectualisante et désengagée de ses implications physiologiques, psychologies et anthropologiques : c’est au contraire l’imbrication de ces champs qui donne sa fécondité philosophique à la naissance tout autant qu’au travail de l’auteur lui-même.
Si la démarche de Frédéric Jacquet s’inscrit définitivement dans la tradition phénoménologique, elle n’en constitue pas qu’une reprise, voire une radicalisation, mais bien plus profondément une refonte. Proposer une phénoménologie de la naissance ne consiste pas, en effet, à approcher ce phénomène en adoptant une démarche seulement descriptive : il s’agit de montrer en quoi tout phénomène est toujours saisi à partir de la naissance, dans ce qu’elle conditionne de rapport au monde, à nous-mêmes et aux choses. En montrant que l’essence de l’apparaître s’origine dans la naissance elle-même, que toute manifestation renvoie en écho à une tonalité natale, c’est la phénoménologie elle-même qui appelle à unerefonte que Frédéric Jacquet s’attèle à mener.
Cette refonte de la phénoménologie à même la naissance impose l’investissement de thématiques souvent sous estimées par la tradition : il en est ainsi de l’enfance, du jeu, ou encore de la nudité et de la consolation, autant de thématiques que Frédéric Jacquet réinvestit et dont il montre la fécondité existentielle et philosophique. L’auteur parvient, entre autre, par la naissance, à penser la puissance propre de l’enfance et non la considérer comme une existence dégradée, placée sous le signe de la carence par rapport à l’adulte. Le développement proposé sur le corps, pensé comme chair natale, prolonge et enracine notamment le concept merleau-pontienne de chair dans son affinité avec le monde développé dans Le visible et l’invisible. C’est en effet à même la chair natale qu’il est alors possible de saisir au plus près la viscosité des choses. En ce sens, la nudité natale est à la fois ouverture au monde, exposition à ce dernier, tout autant que la saisie du corps dans ses propres contours. L’existence est donc toujours profondément teintée de natalité : « la natalité définit la dynamique du vivre spécifiquement humain. » (p. 61) La phénoménologie de l’auteur enveloppe ainsi des dimensions de l’existence humaine dont le rayonnement signifiant et dévoilant ont bien souvent été sous-estimés. Comme le souligne le titre, la naissance est donc un phénomène pluriel, se déployant singulièrement dans chaque existence et qui se voit réinvestie en retour par cette dernière. Le lien ombilical à notre propre naissance est ainsi mis au jour dans ses implications émotionnelles, esthétiques, et plus globalement, existentielles.
Naissances systématise donc une pensée novatrice permettant de réinvestir et d’incarner au plus proche du vécu les concepts de la phénoménologie initiée par Husserl. C’est à partir de la naissance qu’il s’agit de retourner authentiquement aux choses mêmes : elle seule permet une réponse fidèle à l’appel des choses. L’apparaître se voit repensé à partir du naître dans une figure authentique et en prise directe avec le monde. Le geste philosophique effectué par l’auteur a donc une portée systémique et fondatrice d’une nouvelle phénoménologie : la naissance permet de ressaisir l’attitude naturelle, de penser l’épochè – neutralisation du sens ordinaire de la vie pour permettre le surgissement authentique de cette dynamique – comme épochè natale en l’incarnant à même l’ouverture de l’existence, et, de réinvestir de manière radicale la dynamique de la manifestation et de l’apparaître. La pensée de Frédéric Jacquet est donc incarnée, s’originant dans l’événement même de l’ouverture aux choses. Le geste phénoménologique du retour aux choses mêmes s’opère par la chair natale et permet ainsi de rompre radicalement avec l’attitude de surplomb intellectuel et déraciné : « Notre chair natale est polarisée par le monde, la natalité irrigue toutes les dimensions de notre vie, et la perception elle-même témoigne de cette dynamique. » (p. 128)
Penser l’événement de la naissance permet de saisir dans un même geste notre enracinement dans l’étoffe du monde tout autant que notre scission avec ce dernier. C’est par la chair natale qu’il est possible d’appréhender cette ambiguïté de l’existence. Frédéric Jacquet approfondit une trajectoire d’enracinement et d’incarnation des concepts de la phénoménologie telle qu’elle a été initiée par Merleau-Ponty et prolongée par Dufrenne dans le rapport à la nature. La pensée de Frédéric Jacquet permet donc à la fois d’exhumer l’origine de l’appel des choses, de notre proximité au monde, qui se trouve notamment révélée dans et par les émotions esthétiques, tout comme notre séparation, en tant qu’ « événement scissionnaire » (p. 223). Le rapport au monde est donc toujours teinté de viscosité, oscillant toujours entre la communion et la rupture. Si la naissance est une chute initiant le nouveau-né à la gravité et la pesanteur, autant qu’à a rupture avec le milieu utérin, elle est tout autant ouverture au monde. C’est donc à partir d’elle qu’il est possible de saisir la dynamique originelle de la manifestation : « Penser l’acte de la naissance permet de comprendre aussi bien notre appartenance cosmique que notre différence phénoménalisante ». (p. 63)
Naître ne constitue donc pas un phénomène périphérique de l’existence et l’enjeu de l’oeuvre consiste à montrer en quoi cet événement qui suscite l’étonnement par son énigme conditionne l’existence toute entière autant que l’humaine condition : « Nul ne rompt avec l’événement de sa naissance que l’enfant subit de plein fouet. » (p. 223) La condition humaine se dessine donc radicalement comme une condition natale : l’existence ne saurait jamais s’affranchir de sa naissance qui se voit réinvestie dans chaque rapport au monde et à autrui. Des émotions esthétiques passant par la mise à nu, au désir de fusion avec autrui dans l’amour en passant par le vertige de l’existence s’esquissant dans les angoisses primitives du nouveau-né, les différentes tonalités de l’existence sont saisies à même et par la naissance. Elle constitue donc un événement métaphysique placé sous le signe de l’enrichissement tout autant que de la carence, terreau fertile dans lequel s’enracine l’irréductible facticité de notre existence. Comme l’auteur l’annonce en note, certains de ces aspects, notamment l’esthétique, se verront développés dans un prochain ouvrage intitulé Renaissances.
Marie PIERRAT
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