Frédéric Jacquet est un phénoménologue français, spécialiste notamment de l’oeuvre de Dufrenne pour laquelle il a initié la dynamique que nous connaissons aujourd’hui autour de la pensée de cet auteur. Il est notamment à l’origine de l’une des rares monographies sur Dufrenne, intitulée Naître au monde, Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne et publié en 2014 aux éditions Mimésis, ainsi que d’un autre ouvrage paru en 2020 aux éditions Peeters, Cosmo-esthétique. Nature et humanité dans la philosophie de Mikel Dufrenne. Il est également l’auteur d’un ouvrage consacré à la philosophie de Patočka et intitulé Patočka. Une phénoménologie de la naissance, publié en 2016 aux éditions du CNRS et d’un autre portant sur la pensée de Henri Maldiney, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, publié en 2017 aux éditions Classiques Garnier. Bien que la pensée de Frédéric Jacquet se situe dans le sillage de celles des différents phénoménologues français sur lesquels ses travaux de recherches ont pu porter – Merleau-Ponty, Maldiney, Patočka, Dufrenne –, elle se déploie depuis maintenant plusieurs années selon une perspective novatrice, féconde et inédite dans l’histoire de la philosophie : celle de la naissance, « phénomène oublié »[1] par la tradition phénoménologique mais aussi présent de manière très marginale dans l’histoire de la philosophie. S’il ne s’agit pas pour Frédéric Jacquet de rompre avec la démarche phénoménologique, il opère cependant un déplacement du « centre de gravité de la réflexion »[2] par son attention au phénomène de la naissance qui apparaît naturellement au principe de l’existence autant que de la pensée. Son dernier ouvrage, Esquisses Phénoménologiques, qui va être au cœur de notre propos, est le reflet de cette trajectoire de pensées.
Cet ouvrage se présente comme un recueil d’essais indépendants mais dont la cohérence se lit dans le geste philosophique qui les motive : c’est à partir des voies frayées par les différents auteurs abordés dans la première partie que s’élabore, dans la seconde, la percée de Frédéric Jacquet. La première partie de l’ouvrage est composée d’articles dans lesquels l’auteur analyse et confronte les pensées de Merleau-Ponty, Maldiney, Patočka et Dufrenne. Ces essais ont en commun de mettre en évidence le manque d’une focale pour résoudre les problèmes posés par le sentir, le corps ou le désir. C’est ce manque qui permet l’ouverture vers une phénoménologie de la naissance apparaissant, dans la seconde moitié de l’oeuvre, comme le point aveugle présent en filigrane dans la première moitié.
Les chapitres de la seconde partie de l’ouvrage constituent le prolongement de la philosophie de la naissance élaborée dans Métaphysique de la naissance (Louvain-la-Neuve, Peeters, 2018) et dans Naissances (Bucarest, Zeta Books, 2020) Or, le travail de Frédéric Jacquet au sein de cet ouvrage ne constitue pas qu’une répétition d’éléments déjà développés antérieurement mais propose des avancées majeures dans l’édification de la philosophie de la naissance. C’est notamment au sein de cet ouvrage que Frédéric Jacquet introduit le concept de natalogie pour qualifier la philosophie de la naissance : « ce néologisme indique que la naissance marque à la fois l’éveil de la pensée et sa dynamique propre depuis laquelle la philosophie se déploie. »[3] Les principes de l’existence se voient réinvestis à partir du phénomène de la naissance, rompant ainsi avec l’abstraction caractérisant parfois les philosophies de la subjectivité et de la conscience, et ancrant le vivre dans l’événement de la naissance, compris comme ce qui irrigue l’entièreté des dimensions de l’existence et en délivre le sens. Cette natalogie, dont le concept est ici proposé, sera elle-même poursuivie dans l’un des prochains ouvrages de Frédéric Jacquet s’intitulant Vie et monde. Une philosophie de la naissance.
Dans Esquisses phénoménologiques, le chemin théorique de Frédéric Jacquet consiste en l’élaboration d’une anthropologie de la naissance qui ouvre sur une métaphysique transformée : la philosophie se fait alors natalogie en montrant que c’est à partir du phénomène de la naissance que se comprend la dynamique de l’existence tout autant que son sens. Ce cheminement permet la compréhension du lien ombilical qui nous lie au monde et aux autres à partir duquel peut ultimement se construire une éthique et une pensée politique. La natalogie élaborée par Frédéric Jacquet propose ainsi une refonte de la phénoménologie qui implique la découverte de nouveaux principes métaphysiques tout en secrétant une nouvelle pensée du vivre ensemble émanant de ces nouveaux principes.
- Première partie : Le corps et la vie – Merleau-Ponty, Maldiney, Patočka, Dufrenne
Si les chapitres composant cette première partie ont fait l’objet de publications antérieures, leur présence dans cet ouvrage a permis de les revisiter et de les compléter. Loin de ne constituer qu’une redite, cette première partie permet d’éclairer le sens de la démarche de l’auteur, sa portée, et de situer son travail autant dans la continuité que dans la rupture avec la phénoménologie antérieure. La première partie de cet ouvrage permet ainsi d’ouvrir à la philosophie de la naissance qui se verra précisée dans la seconde partie. Nous aborderons ici cette première moitié de l’ouvrage de manière plus succincte que la seconde afin de nous consacrer davantage aux percées du travail auquel se consacre Frédéric Jacquet depuis de nombreuses années : proposer de nouveaux principes à la phénoménologie depuis le phénomène de la naissance qui se place de lui-même au principe.
La réflexion de Frédéric Jacquet s’ouvre par la question de l’originaire qui apparaît comme la quête commune à Maldiney et Merleau-Ponty. La question affrontée est celle du sens originaire du monde et du rapport que nous entretenons avec lui, par la chair et par le sentir. Ce chapitre est l’occasion de mettre en évidence autant la parenté qui lie les démarches de ces deux auteurs que ce qui les distingue dans leur investissement du geste phénoménologique et de l’ontologie qui se voit alors constituée par chacun. Ce chapitre ouvre des perspectives cosmologiques par l’introduction de la pensée de Dufrenne et montre la nécessité d’approfondir les jalons qu’il a posés sur cette question de l’originaire sous la figure de la Nature et de la place de l’humain en son sein : la porte s’ouvre ainsi vers une philosophie de la Naissance pensant conjointement la présence subjective au monde de chaque être humain et la dimension événementielle de sa venue en son sein.
Le chapitre suivant consacré à la préhistoire du corps dans l’archéologie phénoménologique de Patočka permet à son tour, outre une analyse fine et pertinente de la pensée de ce dernier, la mise en évidence des perspectives qu’elle ouvre, notamment sur l’affectivité, sans pour autant être abouties. Ce moment constitue alors l’introduction plus radicale de ce qui sera pleinement déployé dans la seconde moitié de l’ouvrage comme manière de repenser l’enracinement autant que l’ouverture au monde, à savoir la philosophie de la naissance édifiée par Frédéric Jacquet : « La naissance se place d’elle-même au principe, elle est la matrice de l’apparaître, de la vie perceptive et des choses dont la texte propre dépend du style de surrection. »[4]
C’est la pensée de Dufrenne qui fait l’objet du dernier chapitre de cette première partie et achève l’ouverture vers la philosophie de la naissance. La question du désir, sous les figures de l’Eros, est abordée par un retour à l’expérience esthétique au cœur de la thèse de Dufrenne, permettant de mettre au jour la « fonction noétique » du sentiment. Frédéric Jacquet met ici en évidence la proximité autant que la distance entre l’expérience esthétique et l’amour, permettant d’approcher au plus près la teneur de l’érotique. C’est le sens du désir qui peut alors être émergé et la nécessité d’enraciner ce dernier dans notre condition natale. C’est alors la naissance qui pourra être placée au principe même du désir.
- Deuxième partie : Figures de la naissance – essais de natalogie
En faisant fond sur l’absence de véritable considération pour le phénomène de la naissance dans la pensée des auteurs de la première partie – la philosophie de la naissance n’est en effet qu’embryonnaire chez Dufrenne bien qu’il lui marque un intérêt répété – , la seconde moitié de l’ouvrage vise précisément à montrer le caractère principiel de la naissance et son rayonnement dans l’ensemble de l’existence. La phénoménologie de la naissance édifiée par Frédéric Jacquet permet l’ouverture d’une anthropologie dont la force réside dans sa capacité à conjuguer l’universel de l’humaine condition à la singularité de chaque individu. Parce qu’elle est ce qui ouvre l’humain au monde mais aussi parce qu’elle est l’événement singulier marquant chaque début d’existence, la naissance est ce qui permet l’émergence du soi dans sa singularité existentielle, tout en conjuguant cette existence à celle des autres êtres humains.
Penser l’événement de la naissance constitue un paradoxe – personne n’est le témoin de sa propre naissance et elle ne peut être rejouée – , que Frédéric Jacquet affronte dès les premières lignes de la deuxième partie : « la naissance comme telle est inobjectivable »[5]. La naissance prend alors la place vacante permettant de penser l’a priori de la corrélation : parce qu’elle est l’événement par lequel le sujet s’inscrit dans le monde tout en s’en distinguant comme un individu singulier, elle est cet « événement apertural »[6] qui échappe pourtant à la description en première personne par l’écart qui se joue entre l’individu à naître et sa propre naissance. Parce qu’elle se situe elle-même au principe, la naissance impose une transformation de la pensée elle-même: « Penser natalement consiste dans cette fidélité et dans la refonte des principes de la phénoménologie depuis la description de l’événement de la naissance selon ce retard-à-la-manifestation. »[7]
Les analyses de Frédéric Jacquet mettent l’accent sur la dimension d’ancrage et de lien de la naissance : elle est ce qui signe notre appartenance au monde, notre relation nécessaire à autrui. Parce qu’elle est aperturale par sa naissance, la vie humaine est par nature mêlée au monde. Ce qui autorise à reconduire la dualité du sujet et de l’objet à un statut dérivé par rapport à la relation originaire dont la naissance constitue le phénomène continué. La naissance est aussi ce qui permet de renvoyer dos à dos monisme et dualisme.[8] C’est en ce sens que Frédéric Jacquet entreprend un dépassement des catégories de la métaphysique : « Penser selon le phénomène de la naissance permet de s’affranchir de ces préjugés onto-logiques, et donc de dépasser l’ontologie au profit d’une natalogie. »[9] A partir de la naissance, il remet ainsi au travail les concepts traditionnels de la métaphysique comme de l’ontologie – l’épochè est avant tout natale, la corrélation intentionnelle prend la forme d’une « génétique aperturale » ou encore l’ego, dans sa dynamique natale, est défini comme « éclosoi ». Ces différents concepts ne visent pas seulement à circonscrire à nouveaux frais le champ d’éléments issus de la tradition. Bien plus, leur rôle est de mettre en évidence une différence de principe : ils sont tous intimement liés, autant que chaque individu, de manière ombilicale à la naissance et se voient ainsi incarnés. La condition humaine se voit alors réinvestie selon la dynamique de la naissance et l’humain est donc conçu comme homo-natalis car il « manifeste une vie-selon-la-naissance et cette natalité inachevable enveloppe une vie d’enfantement protéiforme, dont le raidissement permet à la fois de penser l’enlisement quotidien, la fatigue de la routine, et la pathologie. »[10] C’est par cet événement de la naissance, qui ouvre à cette vie de natalité continuée, que Frédéric Jacquet peut renvoyer dos à dos la différence de nature autant que celle de degré avec l’animal. Naître, selon l’humaine naissance, est donc conçu de manière existentielle et vivre se fait alors toujours nécessairement in statu nascendi.
Le chapitre consacré à la vie végétale a de quoi étonner : c’est un sujet largement minoré au sein de l’histoire de la philosophie et qui ne semble pas participer à l’édification de la philosophie de la naissance proposée par Frédéric Jacquet, les végétaux ne venant pas au monde par une naissance au sens propre, c’est-à-dire un événement permettant la venue au monde d’un individu singulier, actant autant conjointement d’une séparation de la chair maternelle et d’une ouverture au monde. En portant son attention à la phénoménalité du végétal, il est alors possible de saisir négativement la spécificité de la vie animale et humaine tout autant que de circonscrire l’éclosion commune aux vivants. La tâche à laquelle s’attèle l’auteur consiste alors à aborder la vie végétale sans le prisme des catégories zoologiques afin de ne pas la comprendre comme une seule vie animale dégradée. L’archéologie végétale ici élaborée permet de comprendre la singularité d’éclosion du végétal, faite de croissance et d’enracinement, au sein des vivants, en marge de la vie animale. C’est en mettant en évidence la « vie cosmique »[11], en continuum non individué avec le monde par son enracinement, conjointement à son développement aérien, que Frédéric Jacquet peut alors définir la vie végétale. « [Elle] n’est pas celle de la pierre ou des animaux, elle dessine un espace par sa vie-de-croissance : il y a une natalité végétale, immanente et proliférante. » Notons que ce chapitre fait un recours abondant aux œuvres de poètes tels que Ponge ou Jaccottet permettant un dévoilement de la phénoménalité végétale par l’émotion poétique.
Compris selon ses implications autant cosmiques que relationnelles, l’événement de la naissance vient ensemencer à nouveau frais une pensée du vivre ensemble : ce n’est qu’en faisant retour vers l’originaire de notre naissance en comprenant ce qui continue de s’y jouer dans notre lien aux autres, à la Nature et à nous-mêmes – c’est-à-dire dans notre manière d’habiter au sens fort – , qu’il est possible de penser une nouvelle façon de faire société, donnant un nouvel élan pour affronter les défis autant écologiques, éthiques que sociaux qui sont actuellement les nôtres. Alors que la question de notre rapport à la Nature représente plus que jamais une urgence, le geste de Frédéric Jacquet montre que la crise que l’humanité rencontre appelle à repenser notre ancrage au sein de la Nature par notre naissance. On conçoit la Nature seulement comme ce qui nous environne, ce que l’on aurait vocation à connaître par les sciences ou encore ce sur quoi nous aurions à légiférer. Or ces approches ont en commun de considérer la Nature avant tout comme un objet dont nous serions séparés, auquel nous ferions face et dont nous serions, finalement, en marge. Ce rapport instrumental fait le lit des crises actuelles et montre la nécessité de ce que Frédéric Jacquet nomme une « renaissance », « renouer avec notre élan natif, vivifiant notre goût pour une relation sensible avec les autres, les choses, les animaux, les oeuvres ».[12] L’écologie peut alors être comprise comme ce qui « promeut une manière natale d’habiter, c’est-à-dire co-natale. »[13] Il ne s’agit donc pas d’un appel à repenser notre manière d’habiter le monde selon nos propres fins mais de changer de paradigme en renouant avec l’événement premier qui nous lie à la Nature et féconde notre dynamique avec elle : notre naissance. Frédéric Jacquet appelle ainsi à retrouver notre connivence natale avec la Nature : « Il est urgent de vivre autrement, non dans la négation de la science et des techniques, mais dans l’ouverture déclarative au monde, dans le dialogue avec d’autres, et non dans l’exploitation généralisée. »[14] Ce souci du rapport à autrui est au cœur de « l’habiter natal » et implique la recherche de la « démocratie de l’habiter en commun », d’une « politique de la justice ajustée à une communauté natale », ce qui est au cœur de la fin de la seconde partie de l’ouvrage.
Ultimement, l’auteur ouvre une nouvelle perspective qui ne sera ici qu’esquissée : « une philosophie de la naissance lègue une esthétique – une compréhension novatrice de la beauté. »[15] La phénoménologie de la naissance permet alors de penser la beauté comme naissance, dans sa dimension éclosive.