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En à peine vingt ans, de son arrivée à Rome à sa fin tragique à Porto Ercole, Michelangelo Merisi (1571-1610), dit Le Caravage, a bouleversé l’histoire de la peinture : brutalement et irréversiblement, il l’a fait entrer dans ce que l’on appelle « la modernité ». Un art sans précédent de la mise en lumière (qui ne se réduit pas au seul « clair-obscur »), un sens nouveau du coloris et de la composition, un « naturalisme spéculaire » (Charles Dempsey) au service d’une peinture de la présence : voilà quelques innovations majeures d’un artiste qui, ce faisant, a renouvelé l’iconographie chrétienne en réconciliant le sacré et le profane – la Jérusalem céleste et la Rome des bas-fonds. Pourtant, si Caravage est moderne, ce n’est pas seulement à cause de la rupture historique qu’il a provoquée ; la modernité n’est pas qu’une époque, c’est aussi un ethos – l’homme qui s’affirme dans son caractère d’individu. N’est-ce pas, du reste, le plus frappant : qu’un changement historique d’ampleur arrive par un homme et un seul ? Pour autant, Caravage ne plane pas au-dessus de son époque : sa personnalité s’inscrit, matériellement, socialement et moralement, dans un contexte historique et idéologique sans lequel on ne le comprendrait pas, et duquel il se détache, accomplissant contre lui son « péché de nouveauté » (Gérard-Julien Salvy). Ce qui explique aussi sa réception à l’âge classique : premier des Modernes, Caravage est rejeté et décrié par ceux qui prônent une modernité placée sous le signe de l’idée et de la raison, de la construction et de l’équilibre. S’il partage avec eux une conscience de l’autonomie de l’œuvre et de l’importance de sa matérialité, Caravage rejette toute forme d’idéalité et de médiation théorique. Qu’il s’agisse de « destruction » de la peinture (Louis Marin, commentant Poussin) ou de « dislocation » narrative (Lorenzo Pericolo), peindre est pour lui un geste offensif où se substitue à la paisible expérience du beau celle, plus saisissante, d’un contraste ou d’une intensité. Par là, le « moment Caravage » (Michael Fried) s’excède lui-même : demeuré à Rome, le peintre aurait été le premier des Modernes ; condamné à fuir à Naples puis à Malte, il incarne la modernité comme recherche inquiète et toujours déçue, visant à l’établissement d’un nouveau contrat avec les choses.
C’est cet artiste en mouvement que les études rassemblées ici se sont efforcées de comprendre, étudiant sa singularité de manière contextualisée et envisageant le problème de sa « survenance » (comment Caravage fait-il rupture avec son temps, et jusqu’à quel point l’incarne-t-il ?), en particulier en ce qui regarde ses liens avec l’Église et la Contre-Réforme. Au lieu d’aborder cette question en termes dualistes – soumission ou insoumission, fidélité ou infidélité, libertinage ou dévotion –, et de tenter de percer à jour la foi de l’artiste, certains des travaux rassemblés dans ce numéro se proposent de considérer le problème de la spiritualité à travers les images peintes et de réfléchir sur la relation, intellectuelle, poétique, affective, qui s’invente entre celles-ci et le spectateur ou la spectatrice qui les contemple. Car si l’image caravagienne a toutes les apparences d’une image arrêtée, d’un temps suspendu, ne peut-on pas dire aussi qu’elle est une image en mouvement qui sollicite la participation de son vis-à-vis, tour à tour interloqué, choqué ou fasciné ? Ces images ont ceci d’original qu’elles en appellent à notre capacité de déchiffrement, à notre empathie, mais aussi à notre aptitude à reconnaître et à mettre en relation les figures que le tableau disperse ou pare d’ambiguïté. Au-delà d’une apparente instantanéité, il y a dans ces images une mobilité subtile, à l’intersection des temps, qui ne peut se manifester que dans et par le jeu patient et sensible d’un regard. Par « mouvement de l’image » on entendra donc ici une opération indissolublement plastique (se jouant dans le tableau) et affective (engageant le regardant ou la regardante).
Ce mouvement intime sera exploré de diverses façons. Mis en relation avec la Contre-Réforme et sa demande d’une refondation esthétique, La Crucifixion de saint Pierre peut s’interpréter comme une nouvelle icône, lieu d’un événement d’ordre spirituel et personnel (S.K. Nielsen) ; mis en relation avec la violence d’une époque et la singularité du parcours biographique et psychique de Michelangelo Merisi, les autoportraits de Caravage révèlent un changement intérieur, éclairé par la psychanalyse, qui nourrit la puissance de fascination de chaque œuvre (A. Cupșa). Marthe et Marie-Madeleine, mais aussi le moment paradoxal de la révélation de Jésus dans le Souper à Emmaüs, fournissent l’occasion d’étudier plus finement cette implication du spectateur en travaillant sur la relation qui se noue entre les différentes « réactions » des protagonistes de l’image – symbolisant un débat contemporain sur la foi et la nature de la dévotion (D. Unger) ou rejouant, à partir d’un temps out of joint, l’événement spirituel de la reconnaissance de Jésus ressuscité (M. Young). Cette mobilité de l’image, au service de l’expression des affects et, par là, de l’inclusion du spectateur, est peut-être déjà à l’œuvre dans l’image ambiguë de Méduse, à la fois monstre effrayant et femme souffrante, image de mort, mais aussi émouvant sursaut de vie (O. Dubouclez).
Table of Contents: Journal of Early Modern Studies, Volume 12, issue 2 (Fall 2023): Caravaggio